« C’est pas ce qu’on aurait souhaité pour toi, mais on t’aime. »
Ma mère m’a dit ça. Avec douceur. Avec amour, même — j’en suis sûr. Et pourtant, quelque chose s’est brisé dans cette phrase.
Pas un rejet. Pas une violence. Juste… un aveu. Qu’il y avait eu un souhait. Un plan. Une version de moi qui aurait été préférable.
Et que cette version-là, je ne l’étais pas. Et ne le serai jamais.
Parce qu’elle n’existe pas. Elle n’a jamais existé. Ce « souhait » était un potentiel purement imaginaire, sans aucun fondement — et n’est aucunement préférable.
On souhaite quoi, exactement, pour la sexualité de son enfant ? Qui décide ? À quel moment les parents ont-ils reçu ce formulaire à remplir — garçon, fille, hétéro, conforme — avant même que l’enfant ne sache marcher ?
On n’oserait plus aujourd’hui imposer à un enfant la musique qu’il doit aimer, les livres qu’il doit lire, la carrière qu’il doit suivre. On a compris que ces choix lui appartiennent.
Mais sa sexualité ? Là, le « souhait » parental règne encore.
⚠️ Note aux parents tentés de mal comprendre : Si en lisant ceci vous pensez « Ah oui, bonne idée, je devrais AUSSI contrôler la musique, les amis, et les livres de mon enfant » — cet article n’est pas pour vous. Cet article est contre vous. Bisous. 💋
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Le tuteur
On ne naît pas sur une terre vierge. On naît dans un jardin déjà planté. Avec ses règles, ses rangées, ses attentes.
Et très vite, avant même qu’on ait conscience de pousser, on nous installe un tuteur.
Le tuteur, c’est ce bâton qu’on attache à la jeune pousse pour qu’elle « pousse droit ». Pour qu’elle ne parte pas dans tous les sens. Pour qu’elle ressemble aux autres.
Dans une famille, le tuteur est invisible. Il est fait de silences, de regards, de petites phrases. De jouets qu’on offre et d’autres qu’on refuse. De « un garçon, ça ne pleure pas » et de « une fille, ça se tient bien ». De modèles sur-masculins imposés aux uns, sur-féminins aux autres.
Et de ce « souhait » — jamais formulé clairement, mais toujours présent — qu’on soit normal. Conforme. Droit.
Le tuteur prend parfois la forme d’un cadeau.
Mon parrain m’a offert un hélicoptère un jour. Un jouet de garçon. Le bon choix, sur le papier. Sauf que moi, je jouais déjà aux Barbies avec ma sœur et je construisais des mondes en Lego. L’hélicoptère n’avait aucun sens dans mon univers.
Mon cousin l’a cassé le jour même.
Sur le moment, j’étais fâché. Évidemment. C’était mon cadeau, même si je n’en voulais pas vraiment. Mais ce même cousin, plus tard, m’a mis devant mes premiers environnements de programmation. Il a cassé le jouet conforme et m’a ouvert une porte vers un monde où je pouvais créer — pas jouer à ce qu’on attendait de moi.
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La torsion
Que se passe-t-il quand le tuteur serre trop fort ?
On s’adapte. On survit. Et ça change avec le temps.
L’enfance : la conformité apparente. On fait semblant. On reste dans les rangs. On apprend vite ce qu’il faut montrer et ce qu’il faut taire — parce qu’on a besoin d’un toit, d’amour, de sécurité. On survit.
L’adolescence, les études : la fracture. Deux vies parallèles. La version présentable pour les repas de famille, et l’autre — la vraie — vécue en cachette, loin des regards. L’épuisement de porter deux masques.
Le coming out : le rejet. On dit enfin. On montre. Et on entend parfois : « C’est pas ce qu’on aurait souhaité pour toi, mais on t’aime. » Une phrase douce en surface. Tranchante en dessous.
Ma mère l’a dite avec amour — j’en suis sûr. Elle est néerlandophone, le français n’est pas sa langue, elle vient d’un milieu populaire. Elle faisait de son mieux. Mais le « souhait » était là quand même. Le plan imaginaire. La version de moi qui n’existera jamais.
L’idéal que ma sœur incarne et que je ne suis pas.
J’ai quand même choisi ma direction. À n’en faire qu’à ma tête, comme toujours.
Et maintenant ? Parfois, des pensées intrusives me ramènent vers le tuteur. Vers la norme. Comme si le conditionnement ne mourait jamais tout à fait. Comme si la pousse, même libre, gardait la mémoire de la torsion.
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Le souhait
On n’imaginerait plus aujourd’hui dire à un enfant : « Tu seras avocat parce que c’est ce qu’on souhaite pour toi. »
On a compris — enfin — que les passions sont spontanées, que les talents sont uniques, que forcer une vocation c’est briser un élan. On encourage l’enfant à explorer, à trouver sa voie, à assumer ses choix.
Mais la sexualité ?
Là, le « souhait » parental règne encore. Silencieux, souvent. Implicite. Mais omniprésent.
On ne dit pas « sois hétéro » — on le suppose. On ne dit pas « fais-nous des petits-enfants » — on l’attend. On ne dit pas « sois normal » — on le souhaite.
Et quand l’enfant dévie du plan, on sort cette phrase terrible dans sa douceur : « C’est pas ce qu’on aurait souhaité pour toi. »
Mais qui a demandé aux parents de souhaiter quoi que ce soit sur l’intimité de leur enfant ?
La sexualité n’est pas une carrière à orienter. Ce n’est pas un talent à cultiver. C’est une vérité qui émerge — qu’on accompagne ou qu’on écrase. Qu’on piétine.
Comme un jardin qui n’appartient qu’à celui qui l’habite.
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Pousser quand même
Et pourtant.
Malgré le tuteur. Malgré les souhaits. Malgré les phrases douces qui coupent. Malgré la sœur qui incarne l’idéal. Malgré le poids du regard familial.
Certaines pousses refusent la direction imposée.
Elles contournent. Elles se tordent un peu, oui — la marque du tuteur reste, on ne l’efface pas complètement. Mais elles trouvent leur lumière. Leur propre soleil.
J’ai joué aux Barbies avec ma sœur. J’ai construit des mondes en Lego. J’ai laissé mon cousin casser l’hélicoptère conforme — et je l’ai suivi vers les écrans où je pouvais créer mes règles.
J’ai fait semblant, enfant, pour garder un toit.
J’ai vécu double, adolescent, pour survivre.
J’ai dit ma vérité, adulte, pour enfin respirer.
Et j’ai choisi ma direction. À n’en faire qu’à ma tête. Comme toujours.
Ça coûte. Parfois la famille. Parfois la paix. Parfois le doute qui revient, les pensées intrusives qui murmurent que le tuteur avait peut-être raison.
Mais le jardin est à moi. Et personne d’autre n’a le droit de décider comment il fleurit.
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À ceux qui ont entendu
« C’est pas ce qu’on aurait souhaité pour toi »
Je veux te dire ceci :
Leur souhait n’était pas une prophétie. C’était un rêve à eux, pas une vérité sur toi.
Tu n’es pas une version ratée d’un idéal imaginaire. Tu es la seule version qui existe — et elle est entière.
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À ceux qui ont dit — ou pensé
Votre enfant n’est pas un jardin que vous possédez. C’est une terre vivante qui pousse selon son propre soleil.
Et toi, parent hésitant :
Tu aurais souhaité qu’on formate ta sexualité et la décide à ta place ? Qu’on décide de ce qui t’attire, te fait plaisir, te transporte dans un autre monde ?
Non ?
Alors pourquoi le souhaiter pour ton enfant ?
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Le tuteur peut se briser.
Le jardin peut refleurir.
Et la pousse — même tordue, même marquée — peut trouver sa lumière.
C’est ce qu’on aurait dû souhaiter pour nous tous.
